Haïti, De l’Éthique…

Depuis les temps immémoriaux de notre histoire de peuple, l’abus de biens sociaux a fait partie des comportements et des attitudes que les grands commis de l’État, les administrateurs du patrimoine public, du sommet à la base de l’État ont rendu comme la norme. Privatiser un bien public, un véhicule, un engin de travaux publics, un bureau ou des fonds du trésor public sont devenus des réflexes qui se sont tellement généralisés au fil du temps sur deux siècles et vingt années de pratiques malsaines que les citoyennes et les citoyens les regardent comme la chose normale.

Nous avons vu sur longue durée l’utilisation à des tâches privées des voitures de fonction de l’Administration publique avec les plaques d’immatriculation les identifiant comme des véhicules de l’État. Ces voitures emmènent les enfants à l’école, font des courses au marché et au supermarché, emmènent les maitresses et « bouboutes » au studio de beauté. Nous ne parlons pas de randonnées en province dans le patelin des fonctionnaires, ni des fins de semaine à la plage.

Nous avons vu des véhicules de la Police Nationale faire les déménagements en acheminant meubles et autres utilitaires électroménagers d’un point à un autre, pendant que pour une urgence quelconque on nous répond au 114 qu’il n’y a pas de véhicule disponible…

Nous assistons tous les jours comment l’on utilise sur les chantiers de construction de tenants de l’État toute catégorie, les camions et autres engins lourds de l’État pour livrer des matériaux de toute nature ou pour transporter les déblais provenant des fouilles desdits chantiers.

Mais ces attitudes et comportements ne s’arrêtent pas sur les rives de l’État. Dans un autre registre, des tenants du secteur privé se sont depuis toujours arrangés pour avoir des accointances avec le pouvoir politique pour domestiquer l’État et le mettre à leur service exclusif. Ici, on parle de la capture de l’État. Dès lors, ils ne paient pas correctement leurs obligations fiscales. On en est arrivé à un niveau de perversion de l’État avec le pouvoir PHTK où désormais, ce sont ces grands manitous du secteur privé qui nomment à des Directions générales stratégiques de l’État comme la Douane, la DGI, l’APN et autres organismes autonomes et déconcentrés de l’État… L’une des grandes lacunes du système social, politique et culturel en Haïti, entres autres manquements, c’est le défaut d’éthique. Ce mot n’existe pas dans notre lexique à aucun niveau.

Or, dans les autres sociétés, l’éthique est l’une des valeurs de référence, l’un des piliers sur lequel s’assoit et s’articule l’agir et les comportements des citoyennes et des citoyens. Le respect de soi, le respect du bien public, éviter que son action soit cataloguée comme un délit d’initiés, une concussion, un abus de pouvoir ou d’autorité, un abus de biens sociaux ou une usurpation de prérogatives ou un détournement de biens publics. En Haïti, nous n’avons pas ce genre de scrupules. Les chefs ont tous les droits. Le pays et les biens de l’État leur appartiennent en propre et ils se croient avoir le droit de se les approprier, de les utiliser et de les détourner à leur propre profit.

Pendant deux siècles et vingt années, c’est cette mentalité qui a prévalu et qui prévaut encore. En Haïti, le bon exemple en matière de comportements motivés par les règles de l’éthique ne viennent pas d’en haut. Le désordre est orchestré par ceux-là mêmes qui sont là pour faire respecter la loi et les normes. Tous les jours, dans les embouteillages de la circulation nous faisons l’expérience des chefs qui ne peuvent pas attendre.

En fait, il y a deux principaux grands maux en Haïti qui génèrent tous les autres maux, le défaut d’éthique et la corruption qui sont deux grands fléaux de notre société. On dirait des frères jumeaux au cœur d’un système qui s’articule autour d’eux. Voler l’État n’est pas voler,  « Leta se chwal papa », ce sont des idées reçues qui justifient le pillage de l’État et de ses biens. En fait nous savons bien que les principales fortunes dans notre pays se sont constituées à partir de l’État pillé et dépouillé sans vergogne. Cette donne n’a jamais changé, elle demeure comme une constante dès l’origine et ne s’est jamais démentie. Au cours de ces dix dernières années, de colossales fortunes se sont constituées à partir d’immenses privilèges accordés en ristourne par le pouvoir.

Certains candidats ont reçu des financements, des cadeaux et autres gâteries, des voitures de luxe après leur élection de la part d’hommes d’affaires qui avaient financé leur campagne et avaient fait de grosses mises pour assurer leur victoire.

Des moyens extraordinaires ont été octroyés à certains candidats qui avaient beaucoup plus de capacités d’intervention que l’État après le passage en début d’octobre 2016 de l’ouragan Matthew dans le Grand Sud d’Haïti, par exemple. En contrepartie, le pouvoir a payé en attribution de contrats juteux, des kits scolaires et des contrats de construction d’infrastructures et des commandes d’équipements et de matériaux et matériels de toutes sortes, hydrauliques, poids lourds, machinerie, engins lourds etc. Des entrepreneurs moyens sont devenus de riches négociants qui ont transformé leur négoce en un véritable empire avec une diversification de leurs interventions dans de nouveaux créneaux qui assurent leur prépondérance et leur mainmise sur l’activité économique globale. Ils sont aujourd’hui dans l’hôtellerie, dans les banques, dans l’automobile, ils n’ont plus besoin de la farine des autres pour rouler l’État dans la farine, ils sont désormais meuniers eux-mêmes. Ils acquièrent des parts dans des entreprises en difficulté, ils achètent des maisons, des propriétés et tout ce qui est à vendre en Haïti dont ils sont devenus les principaux vendeurs de produits de consommation. Ils ratissent large dans tous les secteurs. Leur chiffre d’affaires journalier par la conquête des marchés doit être dans les millions de dollars. Il y a de fortes chances aujourd’hui que même le cadeau que vous recevez provienne de leur magasin. Aujourd’hui ils se positionnent partout, on voit leurs marques dans les supermarchés, dans les marchés publics et dans les barques des marchandes, dans les paniers ou cuvettes des marchandes ambulantes, sur les étalages des petits détaillants partout sous nos yeux et sur nos pas. Ils sont devenus incontournables et possèdent désormais la plus importante entreprise de distribution de produits alimentaires en Haïti. Ils sont devenus obèses avec un appétit gargantuesque…

L’absence d’éthique et la corruption sont deux handicaps majeurs qui retirent des mains de l’État des ressources importantes qui auraient pu servir au financement d’investissements publics, écoles, hôpitaux, routes, ports, aéroports, installations sportives, centres de loisirs, bibliothèques municipales, cantines scolaires, cantines populaires dans les quartiers précaires, salles de réunion et auditoriums municipaux, système de traitement des ordures ménagères, collecte des détritus, généralisation du service d’incendie dans tout le pays, équipements des forces nationales de sécurité, organisation du service national d’intelligence pour prévenir le banditisme sous toutes ses formes, etc.

Si vous voulez un seul exemple de la manière dont les ressources détournées de l’État auraient pu servir, rappelez-vous que la principale infrastructure de service en soins de santé publique en Haïti, l’Hôpital Général à Port-au-Prince, affecté par le tremblement de terre du 12 janvier 2010 est encore en chantier. Inachevé depuis 14 longues années, faute des fonds de contrepartie de l’État haïtien pour compléter l’investissement étranger mobilisé pour sa reconstruction.

Si les ONG comme Médecins Sans Frontières, Zanmi Lasante, Les Petits Frères et Soeurs, l’Hôpital Bernard Mevs, l’Hôpital Saint Camille, les multiples hôpitaux financés un peu partout sur le territoire haïtien par la coopération internationale, n’avaient pas pris la relève devant l’effondrement du système de santé publique en Haïti, nous ne savons pas à quels saints se seraient voués les couches les plus vulnérables de notre population…

Le défaut d’éthique, la corruption et l’impunité qui génère encore plus de corruption sont responsables de la situation de misère et de l’absence de services publics minimaux à notre population. Privés de ses moyens, l’État haïtien dépendant de l’aide étrangère qui se fait de plus en plus rare et qui est détournée sans vergogne, quand il est disponible, comme l’illustrent les fonds du Programme PetroCaribe, se comporte comme un parent irresponsable. « Leta manfouben » qui, comme les parents défaillants feignent de ne pas comprendre d’où viennent les sous que leurs filles apportent à la maison pour la faire fonctionner. « Je wè bouch pe ». L’État haïtien, pendant toute la transition de ces 38 dernières années ne se gêne pas de savoir que les ONG de la santé assument ses prérogatives à sa place. Tout comme le Gouvernement d’Ariel Henry n’a eu aucune gêne pour publier dans le Journal Officiel le Moniteur, la lettre en date du 9 octobre 2022 au Secrétaire Général de l’ONU, Antonio Guterres, sollicitant une force d’intervention étrangère pour libérer le pays des gangs dont toutes les évidences montrent qu’ils sont ses alliés.

L’éthique est en terrain étranger en Haïti. Avec son frère jumeau, la corruption, ils constituent malheureusement la charpente autour de laquelle tout s’articule et se désarticule. L’actualité politique du moment a à voir avec cette tradition d’absence d’éthique qui imprime la manière d’être des chefs haïtiens qui, avec ostentation, utilisent les biens de l’État comme s’il s’agissait de leur bien privé. L’actualité des 38 années de la transition vers la démocratie est remplie de notes de rappels de la Présidence, de la Primature, du Parlement, le Sénat et la Chambre des Députés et d’autres services publics, accordant des délais aux indélicats qui n’ont pas encore restitué les biens de fonction pour qu’ils s’acquittent de cette exigence. Les délais sont échus, mais la plupart des concernés continuent de confisquer les biens de l’État mis à leur service durant leur mandat, comme nous disons an créole, comme s’il s’agissait de « byen manman yo ak papa yo ». La dernière liste, à date, publiée avec les noms d’anciens parlementaires pour la plupart, d’anciens Ministres avec un volume de biens de l’État confisqués plusieurs années après la fin de leur mandat, est un véritable scandale. Ces anciennes personnalités publiques auraient dû avoir honte. Mais il n’en est rien. L’ancien Sénateur Willot Joseph, sans sourciller, a dit à un journaliste qu’ « il est l’État » et qu’à son retour au Sénat de la République, à la faveur d’un prochain mandat quand les élections auront lieu, si c’était nécessaire, il mettrait à son service, cinquante équipements de l’État… D’après sa philosophie, les élus ont pleinement le droit d’utiliser les matériels de l’État pour exécuter des travaux pour leurs mandants. Vous comprenez que les administrateurs de l’État et les anciens hauts fonctionnaires de la République d’Haïti ne considèrent pas leur attitude dans la confiscation des biens de l’État comme une faute, ou comme une anomalie. Plus de deux siècles de cette façon de faire ont transformé dans leur mentalité ces pratiques et actions comme la norme admise et justifiée.

La déroute de l’éthique en Haïti, nous en sommes les spectateurs tous les jours dans les pratiques en cours dans l’Administration publique. Les petits rackets autour des bureaux publics comme la DGI en particulier et dans d’autres services publics, ce que Yanick Lahens et Verly Dabel identifient comme la petite corruption. Les chèques zombis, les « morts » que l’ont fait toucher leur salaire, les fonctionnaires déserteurs, les policiers qui abandonnent leur poste depuis des mois, voire des années et qui s’arrangent pour continuer de toucher leur chèque, tout cela fait partie d’un ensemble d’attitudes qui ont la vie dure et qui sont encouragées par le système qui n’a été l’objet d’aucune réforme en profondeur, sinon des velléités exprimées dans des mesures feu de paille, comme la tentative de réguler l’utilisation des véhicules de fonction lors du passage de la Première ministre Claudette Werleigh à la Primature, ou la décision du Président René Préval interdisant l’utilisation des sirènes des voitures du service de l’État. Ces mesures ne se sont pas pérennisées pour une approche nouvelle de l’utilisation du bien public ou imposer aux fonctionnaires de l’État, le respect des autres citoyens victimes à chaque fois de leur attitude de chef haïtien au pouvoir abusif…Notre société est malade de l’absence d’éthique illustrée par des pratiques et des attitudes anormales. Un certificat médical sans la préalable consultation pour dépanner un employé qui a pris des jours de congés indus; une lettre de travail à quelqu’un qui ne travaille pas dans une administration; un ajustement de salaire dans une lettre de travail pour les besoins d’une demande de visa; un faux document des Archives Nationales qui fait les ambassades étrangères invalider les extraits authentiques à partir de telle année, ce qui impose à chaque fois de nouvelles dépenses pour un nouveau format du document. S’arranger avec des prestataires de services pour obtenir une estimation surfacturée du service à fournir, question de
« déplumer l’État »; une déclaration en douane sous facturée où l’on attribue des montants fictifs aux marchandises, aux biens qui coûtent de loin plus chers. Des agents de perception qui reçoivent des pots de vin pour couillonner l’État; des livres comptables sur mesure pour le fisc et les contrôleurs fiscaux qui n’ont rien à voir avec la réalité de l’entreprise qui dispose d’un autre livre avec la sincérité des chiffres. Des commissions indues touchées sur des prestations etc. Les exemples de défaut d’éthique ne manquent pas en Haïti où la plaisanterie fait dire que vous pouvez même disposer de votre acte de décès, tout en étant vivant. Nos faussaires ont l’expertise requise, c’est à la demande. “Se pa vini’w ki pou sove’w”…

Mais, même en Haïti, la Justice peut se réveiller brutalement. On aurait tellement aimé que l’on rapatrie également l’État pour qu’il assume ses responsabilités. Alors, quelles que soient les reproches justifiés ou non sur les décisions du Juge Al Duniel Dimanche, une bonne partie de l’opinion le trouvera sympathique. Cependant, une fois de plus, il ne s’agit pas de faire un fourre-tout et d’y jeter tout le monde sans prendre garde. Nous connaissons les propensions à l’abus de pouvoir dans notre pays. Il faut à chaque fois, faire la part des choses pour bien identifier ceux qui méritent de figurer en bonne et due forme sur les listes, parce qu’ils détiennent sans qu’on puisse dire le contraire, au vu et au su de tout le monde, de façon flagrante, des matériels et biens de l’État. Mais il y en a d’autres, anciens dirigeants, qui sont partis des rives de l’État depuis plus d’une dizaine d’années et qui n’ont rien à voir avec le dossier en cours.

Dans le monde entier ou sur une bonne partie de la planète terre, le dimanche, c’est le jour du farniente, de la Dolce Vita. Dans les familles haïtiennes d’antan, le dimanche, c’était le jour d’une certaine petite abondance. Le menu était différent du reste des jours de la semaine où le mais moulu trônait en chef, « bis repetita ». Dimanche, le menu: Riz blanc, poulet créole en sauce, (les nordistes y ajoutent des noix), purée de pois France, banane musquée, gratiné de macaroni. La salade ne faisait pas encore partie de nos habitudes culinaires. Sur tout notre territoire, c’était comme si on se donnait le mot. Dans les familles les plus chanceuses, au dessert, gâteau maison cuit dans un récipient en aluminium à l’intérieur d’une chaudière recouverte d’une couverture au-dessus de laquelle l’on mettait du charbon incandescent pour garantir une croute bien colorée, comme la base assise directement sur le feu, sans garantie que le milieu serait cuit à point… Les enfants que nous étions ne faisaient pas le regardant. Les fours à gaz étaient encore méconnus et ne trônaient que dans de très rares maisons des plus nantis. Mais que l’on vivait bien, malgré tout! Nous sommes tous des amants du dimanche et c’est avec nostalgie que nous voyons arriver l’angélus et le crépuscule qui projettent le spectre du lundi à venir avec toutes ses corvées et son lot de stress…

 

Mais il y a un risque aujourd’hui en Haïti sur l’amour du dimanche. Dimanche, désormais peut projeter le spectre d’un Juge, dont les mauvaises langues disent qu’il serait fou, qui vous jette en prison, qui vous met sur des listes infâmes et vous signale à l’Interpol. Dimanche désormais peut enlever le sommeil non plus à cause du lundi qui arrive à grand pas, mais à cause de la fin d’un trop long règne d’impunité, où d’anciens intouchables ont peur de se retrouver derrière les barreaux, non pas ceux-là sécurisés de leurs luxueuses demeures, mais les barreaux des sordides prisons d’Haïti qui font l’objet constants des critiques et des rapports des organismes de défense des droits de la personne… Et quand un des anciens maîtres d’Haïti, « mèt peyi » a déjà passé plusieurs nuits à sa nouvelle adresse pour le moins provisoire, loin de son village où il a le statut de chouchou, dimanche peut désormais vouloir dire cauchemar…

En Haïti, quand on voudra réformer l’Administration publique pour de bon, pour de vrai, on devra créer une nouvelle juridiction judiciaire, le Tribunal de l’Éthique pour juger tous les administrateurs indélicats de l’État, tous ceux-là, prestataires de services et autres fonctionnaires, concussionnaires de l’État. L’existence de cette structure en amont pourrait dissuader les citoyens qui savent avoir désormais à rendre compte. On nous dira que l’existence de la loi et des pénalités n’empêche pas la délinquance et la commission de délits. Mais chacun sait qu’en violant la loi, il le fait à ses risques et périls… D’aucuns prétendent même que les lois sont faites pour être violées…

Haïti, avec un retard de deux cent vingt années doit prendre un nouveau départ en introduisant l’exigence d’éthique dans ses mœurs. Ce sera le premier pas pour combattre et éradiquer à terme, la corruption. Nous devons introduire l’enseignement et la sensibilisation de l’éthique dès le kindergarten pour que les futures générations aient la culture de l’éthique et le respect de l’État et de ses biens. Il y a une riche bibliographie traitant de l’éthique, des tas de livres, depuis le grand classique l’Éthique à Nicomaque d’Aristote en passant par l’Éthique à l’usage de mon fils de Fernando Savater. Il s’agit d’introduire l’enseignement de l’étique à l’école à tous les niveaux d’enseignement pour faire une rupture avec notre mauvaise tradition de corruption qui est d’après nous, comme nous l’avions traité, partie endogène du système politique haïtien.

 

Hérold Jean-François

 

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